Comme tous les ans je penche ma tête vers la fenêtre, observant l'arbre immense, au tronc noirci par les années, au feuillage agité dans le ciel gris d'acier. Laissant courir les doigts sur ces tables muettes tatouées de graffiti, habillées de gommes à mâcher racornies sous le plateau, indifférentes aux successions de livres abattus, de couvertures claquées par des lycéens ennuyés. Je suis la marche lente des aiguilles dans leur bulle immobile, bouée du temps accrochée au poignet. Et j'attends l'heure, bientôt la tierce, bercée du son lointain du phrasé impeccable d'un professeur d'anglais, ou bien d'histoire selon l'année. Je guette l'instant où tout a basculé, où les yeux se sont fermés sur ces clous rouillés de haine. Et tandis que mes mains déchiffrent un imvraisembable slogan appelant à libérer la Bretagne -je sais qui l'a écrit, une ado boutonneuse à la silhouette épaisse, perdue dans le dérisoire Landernau de sa morne existence- le son clair s'élève au clocher, trop lointain pour couvrir les exploits de Mme Tatcher chantés par un milord à l'oeil pétillant et la moustache fringante, impeccablement mis dans sa veste de tweed, inconscient du sacrifice, du fils de Dieu crevant pour nous sous un soleil de plomb, détroussé de la vie pour nous aimer encore. Au fond je sais combien c'est improbable. Il est toujours 3H00 et le glas sonne en vain. Et pourtant aujourd'hui encore, ce vendredi plus que jamais, je sens le poids de cette croix. Mes pensées errent, entre la cour déserte, au goudron sale et vide, et ce choeur béant, blessé au coeur, d'où s'élève jusqu'au ciel un Ave Maria de douleur, et ce Christ vengeur, virus percé de pointes qui nous cloue à nos vanités.
Plus loin, derrière les grilles, une jeune fille embrasse un garçon. Elle a la grâce de ses 15 ans, se la joue Olivia dans Grease. Tout le lycée frémit, la juge comme une traînée -il paraîtrait qu'elle couche-, mais l'envie en secret. J'ai oublié à quoi il ressemblait, il avait sans doute un blouson de cuir -l'époque n'était pas encore au plastique. Perfecto noir ou bomber brun. Mais elle, je la revoie encore, elle revient tous les ans. Je passais tête baissée, j'aurais tant voulu avoir son panache, sa popularité, cette sensualité un peu vulgaire qui balayait tous les appétits. Je l'ai croisée quelques années plus tard dans le métro. Ironie du hasard, elle est venue à moi, s'excusant presque de m'aborder, de ce Bac qu'elle n'avait pas passé, de sa formation au rabais. Elle savait qui j'étais, moi qui n'aurais jamais pensé exister à ses yeux. J'ai lu ce jour-là dans les siens l'admiration pour des études qu'elle ne ferait jamais. Pour un monde où elle n'aurait pas place. Et appris que l'envie n'est que le dérisoire couloir de nos désirs mal accouchés.