Brandades de combat


Au rayon des sujets qui peuvent très vite devenir polémiques, je pars à l'assaut d'un monument. Si l'anchois a ses combattants, la brandade soulève très vite des armées, et ça commence dès le choix du poisson, qui voit s'écharper tous les ans, notamment en période pascale, les puristes de la morue séchée, les fadas de la même, salée, les angoissés du cabillaud, les révoltés du merlu, tous ces beaux moralisateurs levant un poing rageur en direction des iconoclastes du haddock.
Une fois terminés les préliminaires où chacun a pu donner son opinion sentencieuse et sans appel -de mémé Jacotte au voisin de comptoir du Grand Café élevé au pastis de Marseille, sans oublier les "esperts" facebookiens autoproclamés de la chose, qui sont aussi, en ces temps troublés, juristes, virologues, infectiologues et empêcheurs de confiner en rond- une fois passé ce premier assaut, donc, arrive la cavalerie de la pomme de terre, baïonnette au fusil, prête à dézinguer le péquin qui, dans un moment d'égarement, a osé introduire le vil tubercule dans la purée sacrée.
Suivent alors dans l'ordre les tirailleurs de l'ail et les canonniers du mortier, pilonnant à tout va ceux qui n'appliqueraient pas la doxa, au nom de la complainte du progrès et de ses tourniquettes.*
Quand les morts se comptent par dizaines sur le champ de bataille arrivent enfin les ministres du culte, brandissant le Reboul** comme un talisman en murmurant vade retro Satanas. 

Pour expliquer une telle déraison, il convient de revenir à l'histoire de la brandade. A l'origine la seule façon de conserver le cabillaud pêché en Atlantique ou en mer du Nord était de le saler et de le sécher. Il prenait alors le nom de morue. Et les pêcheurs venaient à Nîmes troquer une partie de leur poisson contre le sel des salins. C'est à cette époque qu'est née la fameuse spécialité de la région, dont on trouve la recette dans un ouvrage intitulé "La cuisinière provençale". Très codifiée, elle ne comporte pas de pommes de terre, et la confusion vient souvent du fait qu'on prépare avec cette base un autre plat, servi chaud, qu'on appelle la brandade parmentier, fait d'un mélange de brandade et de purée gratiné au four. Par contre, ne vous en déplaise, elle s'assaisonne d'un peu d'ail. Et se monte, ou du moins se montait au mortier ou à la cuillère de bois.

Je suis d'accord sur tout. Enfin sur presque tout. Si l'on parle de brandade tout court cela sous-entend, me semble-t-il, cette fameuse brandade nîmoise, faite de morue. Si l'on précise c'est encore mieux. Et le cabillaud ou le merlu, frais, ne donneront jamais la même texture au produit, dont les saveurs sont concentrées par le sel et le séchage, offrant au poisson une chair aux fibres plus resserrées. Quant au haddock, moins fibreux, il est fumé et d'une puissance hors du commun.
Mais l'important étant de se faire plaisir, je ne vois pas au nom de quel dieu gardien de la tradition on ne pourrait réaliser de la même façon une vraie-fausse brandade au goût différent, mais tout aussi gourmande.
Pour les pommes de terre, leur ajout rendraient la préparation collante, mais j'ai parfois vu certains en insérer un morceau, juste pour servir de liant, au demeurant indécelable. Cela ne mérite pas la corde.
Quant à l'ail, il fait partie, en petite quantité, de la recette originelle, mais certains réfractaires n'en mettent pas. Il en est même, dans le Gard, qui la montent au blanc d'oeuf, obtenant une purée lisse et brillante, très grasse, qui n'a pas mes faveurs, mais qui rencontre un certain succès.
Le mortier maintenant, ou la cuillère... Au risque de vous choquer, je reste persuadée que si les mamées provençales avaient connu le robot Kitchenaid et sa feuille, elles n'auraient pas hésité à l'utiliser, ménageant ainsi leurs poignets et leurs bras durement sollicités par ce geste de brandir ou branler qui a donné au plat son nom. Par contre, je suis catégoriquement contre l'utilisation d'un mixer, dont les lames broieraient les fibres du poisson le compacteraient.

Dernière remarque, qui semble couler de source : PAS DE SEL, IL Y EN A SUFFISAMMENT

Pour illustrer mon propos voici deux recettes de brandades, la première, la Nîmoise, que je réalise régulièrement et que je sers notamment le vendredi précédant Pâques, l'autre, très fine et originale, de haddock.
Toutes deux sont servies avec du persil ou du basilic haché et des dés de citron confit au sel, qui apportent beaucoup de fraîcheur. Je rends hommage enfin à Emmanuel Leblay, qui tient le comptoir de La Pie qui Couette*** dans les halles de Nîmes, chez qui j'ai mangé la meilleure brandade de ma vie -et pour avoir vécu longtemps dans la région j'en ai goûté un certain nombre.


Ma brandade nîmoise 

Ingrédients :
800 g de morue salée ou séchée
1,25 litre de lait entier
2 feuilles de laurier
Un flacon de très bonne huile d'olive
Deux cuillères à soupe de crème fleurette
2 gousses d'ail
1 jus de citron
QS poivre blanc, muscade, citron confit, zeste de citron, persil ou basilic

Préparation :
Bien rincer la morue et la dessaler dans un grand récipient rempli d'eau froide qu'il convient de changer plusieurs fois (une bonne douzaine d'heures si elle est salée, 48 heures, voire plus, si elle est séchée). Si ce sont des filets avec la peau, les dessaler la peau en haut pour faire tomber le sel dans l'eau. Ôter cette peau à la fin.
Quand le poisson est prêt, l'égoutter, puis le déposer dans une casserole avec le litre de lait et les feuilles de laurier. Porter à ébullition, puis baisser à feu doux et laisser pocher un quart d'heure environ.
Egoutter, émietter en effilochant la chair, ôter les arêtes.
Faire tiédir un peu d'huile d'olive dans une casserole, et 25 cl de lait additionné de la crème fleurette dans une autre.
Déposer le poisson dans le bol du Kitchenaid muni de la feuille (si vous n'avez pas un tel outil sur votre robot, travailler à la main, au mortier ou à la cuillère de bois qu'on écrase le long des parois de la casserole). Ajouter deux cuillères à soupe d'huile tiède et commencer à faire tourner la feuille à vitesse moyenne. Ajouter un peu de lait et continuer à écraser la chair du poisson en alternant de temps en temps huile et lait, jusqu'à obtenir une préparation crémeuse dans laquelle on ne distingue plus les morceaux de poisson. Ajouter le jus d'un citron, éventuellement un peu de zeste, une pincée de poivre et de muscade, et l'ail pressé au presse ail. Ecraser à la feuille une dernière fois.
Servir dans un bol en parsemant la brandade de persil ou de basilic haché et de dés de citron confit au sel, avec des tartines de pain grillé.


Ma brandade de haddock

Ingrédients :
2 beaux filets de haddock (églefin fumé et coloré au roucous)
1,5 litre de lait entier
2 feuilles de laurier
20 cl de crème fleurette
1 flacon de très bonne huile d'olive
1/2 jus de citron
QS poivre blanc, muscade, persil ou de basilic
Une belle purée de pommes de terre

Préparation :
Faire tremper le haddock dans un demi-litre de lait durant quelques heures pour le dessaler.
Le rincer et le déposer dans une sauteuse avec le litre de lait et les feuilles de laurier. Porter à ébullition, baisser le feu et pocher durant une quinzaine de minutes.
Egoutter, ôter la peau et les arêtes éventuelles, émietter.
Tiédir l'huile d'olive dans une casserole et la crème dans l'autre.
Dans le robot muni de la feuille (sinon dans un mortier ou dans une casserole avec une cuillère en bois) mettre le poisson avec deux cuillères à soupe d'huile d'olive. Commencer à monter à vitesse moyenne. Ajouter ensuite alternativement crème et huile d'olive à intervalles réguliers tout en faisant tourner la feuille jusqu'à obtention d'une texture crémeuse. Ajouter le jus de citron, le poivre et la muscade. Tourner une dernière fois.
La texture obtenue est beaucoup plus lisse que celle de la brandade de morue, cela tient à la chair du haddock.
Servir tiède sur un cercle de purée de pommes de terre et parsemer d'herbes.

* clin d'oeil à la chanson de Boris Vian, la complainte du progrès
** JF Reboul est l'auteur d'un livre de cuisine du midi, "La cuisinière provençale" qui est une bible en la matière
*** La Pie qui Couette, halles de Nîmes 30000
04 66 23 59 04
Ouvert du mardi au dimanche, uniquement le midi, sans réservation