Le pari de la cuisine, entretien avec Jean-Pierre Xiradakis, fondateur de la Tupina
Pour emblématique qu’elle soit, à l’ère des assiettes minimalistes tout autant que naturalistes (entendez trois petits pois au fond d’une assiette en grès, surmontés d’une feuille de mertensia, si possible lactofermentée, et de trois graines de sarrasin torréfié), la cuisine du coeur, généreuse et gourmande, et notamment celle du Sud-Ouest, avec ses foies gras, ses confits, sa lamproie et ses pibales, ses tricandilles ou sa morue à l’ancienne, est-elle encore de mise aujourd’hui ? D’ailleurs existe-t-elle encore, autrement que comme une curiosité, un animal empaillé au Musée de la Gastronomie ?
Entretien avec Jean-Pierre Xiradakis, qui lui a donné ses quartiers de noblesse et la fit connaître dans le monde entier.
Jean-Pierre Xiradakis, votre parcours en quelques mots ?
J’ai découvert la cuisine par hasard lors d’un séjour en Espagne, où j’ai dû travailler pour payer l’essence du retour. J’y ai appris les produits, les cuissons, et me suis pris de passion pour un métier auquel je n’étais pas destiné -sans ce voyage j’aurais fini quincailler. Avec 700 F de l’époque, pendant que d’autres faisaient la révolution, j’ai ouvert en 1968 un petit restaurant dans un quartier de Bordeaux où il ne convenait pas d’aller, avec un chaudron dans la cheminée, cette fameuse Tupina*, j’y ai mis mon coeur, mes tripes et mon courage. Elle et moi y sommes encore aujourd’hui.
Et si c’était à refaire ?
Je recommencerais bien sûr. Avec la sagesse que donne l’expérience. Loin des dérives consuméristes et des postures destinées à attirer l’attention, je crois au capital travail. Et je défends des convictions, pour ma ville, ma région, son vignoble et ses produits.
Qu’est-ce que le Sud-Ouest pour vous ?
Ce sont d’abord des gens. Et l’une des plus belles régions du monde, aux frontières élastiques, des Charentes au Pays Basque, du Lot à la Dordogne, des Landes au Gers... Des paysages et une histoire qui remonte à la nuit des temps. Des architectures différentes, des gastronomies différentes aussi. Et des produits différents. Les anciennes éditions du Michelin donnaient une liste, certes caricaturale, des spécialités de la région, mais c’étaient de bonnes indications gastronomiques.
Si vous deviez ne retenir qu’un seul produit ?
J’aime tout. Impossible d’en choisir un seul. J’ai une tendresse particulière pour les légumes de la ceinture maraîchère, qu’il faut préserver car ils sont en voie de disparition avec la pression foncière : les pommes de terre d’Eysines, les artichauts de Macau, les salades de Parempuyre…
Mais je pourrais dire aussi bien les poissons de l’estuaire, les aloses, les pibales, la lamproie (jusqu’à quand ?), ou ceux du bassin (d’Arcachon NDLR), l’agneau de Pauillac, le boeuf de Bazas, les gibiers, interdits pour la plupart…
Il faut bien comprendre que la cuisine bordelaise est une cuisine d’influences (basques, landaises, espagnoles…). C’est une cuisine de plats, de familles, celle que cuisinaient les femmes du village.
Et si vous deviez ne choisir qu’un vin ?
Un Bordeaux évidemment. Mais pas un grand cru, ni un deuxième ou troisième vin, je mise plutôt sur la richesse des petites appellations, ce que j’appelle des vins de vérité, faits par des vignerons qui y mettent leur âme. Un vin sans barrique, qui a le goût de raisin.**
La gastronomie d’aujourd’hui est moins grasse, plus légère, plus apprêtée. Comment le Sud-Ouest s’inscrit-il là-dedans ?
La cuisine du Sud-Ouest est une cuisine à la fois de produits variés (des coquillages aux foies gras, des confits aux huîtres et aux pigeons…), et une cuisine de gourmands, comme le sont les Gascons. C’est le partage, la discussion. La table y est importante, c’est là où se prennent les grandes décisions. C’est aussi une cuisine de transmission, d’éducation. Une cuisine identitaire et de patrimoine, qui se revendique comme telle. Il faut la préserver et construire sur ce socle en misant sur ses points forts : l’environnement, la tradition, les goûts, les produits.
Aujourd’hui on assiste à une scénarisation de la cuisine. On y mange des bouchées -on parle de tapas, l’Espagne est à la mode-, des fleurs aussi. On mélange les influences, on déstructure la cellule restaurant en construisant des food courts : c’est con. On signe des cartes et des enseignes “by” : là c’est ridicule. Mais on ne peut pas réduire la cuisine du Sud-Ouest à des traces, à une influence. C’est une cuisine de vérité, de terroir, une cuisine rustique, de produits identifiés.
Quel est votre regard sur les restaurants du Sud-Ouest d’aujourd’hui ?
Il y a beaucoup de compétition, de difficultés. Les positionnements ne sont pas clairs. On surfe sur la mode. Malgré tout il reste de bons professionnels sensibles aux beaux produits, qui font une cuisine gourmande tout en étant sophistiquée et gastronomique. Michel Guérard en est l’exemple -notre maître à tous.
Le foie gras peut-il disparaître ?
Oui, il y a un risque. Entre le climat plus chaud qui complique les conditions d’élevage, la disparition des petits producteurs et l’écueil des écolos dingos.
Bien évidemment il ne faut pas faire souffrir les animaux, prendre de la distance avec l’élevage intensif et préserver la biodiversité, mais il faut continuer à en manger pour assurer son existence.
Malgré un vivier de terroirs, il est difficile aujourd’hui de trouver de beaux produits, authentiques, non standardisés. Pourquoi ?
Ça existe, mais il faut chercher. Redevenir des chasseurs cueilleurs. Aller à la rencontre des gens, les encourager, assurer la sauvegarde de ce tissu économique sans lequel ils ne pourront pas continuer. C’est compliqué pour eux aujourd’hui. Notre mode de vie a changé, on fait les courses une fois par semaine, en général le week-end,on veut de tout toute l’année et le marché devient un folklore. Ils doivent adapter leur production à ça. A nous de jouer le jeu aussi, et de vivre au rythme des saisons, qui portent une richesse incroyable.
Avez-vous des regrets ?
Aucun. Je suis riche de moments, de rencontres, de découvertes, de plaisirs, d’amitiés. J’ai une vie formidable, je me régale tous les jours dans tous les sens du terme.
Des souhaits ?
Que mes enfants soient aussi heureux. Et aussi que nous redevenions raisonnables.
Des projets ?
Mille ! Un livre en préparation avec Alain Aviotte, un guide des grands vignobles pas à pas. Un livre de cuisine aussi. Et je continue l’aventure de mes marches en forêt à la découverte des monastères et de leur cuisine. Il y a des pays merveilleux, le monde est un paradis, prenons garde de ne pas le transformer en enfer.
Fier de votre parcours ?
Oui, fier. J’ai travaillé, je suis fier de ce que j’ai bâti. Fier de ma femme aussi.
* Jean-Pierre Xiradakis a fait avec La Tupina le pari d’une cuisine simple, une cuisine paysanne devenue la marque d'une authenticité savoureuse et d'une jovialité bénéficiant d'un plébiscite international. Impossible de venir à Bordeaux sans la découvrir.
La Tupina
6, rue Porte de la monnaie
33800 Bordeaux
33 (0)5 56 91 56 37
www.latupina.com
**Château Turon-Lacroix, un 100% merlot, non barriqué, vinifié par J.C. Berrouet, l’oenologue historique de Petrus.