Vous reprendrez bien un morceau de Sophie la girafe !
Depuis quelque temps on ne peut plus passer à côté sur la carte du moindre restaurant cherchant le commencement d'une preuve de respectabilité :
le pigeon de Mme Trucmuche, la vache Joséphine ou le cochon Marcel, les tomates du père Lustucru ou les fraises de la mère Michel… Un véritable assaut de petits noms charmants, à l'authenticité autoproclamée. Un gage de parenté avec le producteur autant qu'avec le produit, presque une affaire de famille.
Même la grande distribution s'y met, à grands coups de "nos éleveurs ont du talent", d'images lénifiantes de fermiers partenaires avec leur belle tête de vainqueur -prises sur le vif dans les champs ou à l'étable au petit matin, fleurant bon la sueur et le purin. Quand ce n'est pas un chef étoilé qui vante en plein mois de décembre des tomates trop rouges pour être honnêtes dans un programme intitulé Saveurs et Savoir-Faire, à faire vibrer l'âme paysanne séculaire qui dort au fond de chacun de nous...
Les labels green washers qui fleurissent comme des tulipes dans un polder hollandais ne suffisant plus à rassurer le péquin, la mode est désormais à indiquer l'origine des produits à grands coups de proximité affective, avec un maniérisme affecté qui n'a rien à envier aux dérives précédentes de la cuisine.
Parce que -et c'est bien là tout le problème, que l'industrie agroalimentaire et ses suppôts, toujours en quête de nouveaux profits, nous fassent, au propre comme au figuré, une fois de plus le coup du père François, on ne pouvait que s'y attendre à moins d'être plus naïf que le plus naïf des sept nains.
Mais que le restaurateur s'empare de cette fièvre ridicule qui, le mieux étant l'ennemi du bien, le rend plus louche qu'autre chose, est aussi navrante que symptomatique de la suspicion que nous entretenons à l'égard de ce que nous mangeons.
En soi, citer au détour d'une carte l'origine d'un produit, en raison de sa spécificité ou du savoir-faire particulier de son créateur, devrait n'avoir rien d'étonnant. Mais cette litanie reprise à toutes les lignes du menu en devient équivoque, sans d'ailleurs qu'on puisse vérifier les bonnes moeurs de Patoche le travailleur des champs, encore moins si le boeuf en question s'appelait bien Jean-Claude… -quoique, sur un malentendu, ça puisse passer 😜.
Il conviendrait de revenir à un peu plus de simplicité.
Les bouchers, maraîchers, pêcheurs ou boulangers qui font honnêtement leur métier sont souvent des gens fantastiques d'humilité, qui ne cherchent pas la gloire sur les en-têtes de restaurants, juste à produire le meilleur pour régaler leurs clients.
Et je doute qu'ils donnent un petit nom aux bêtes qu'ils élèvent pour l'abattoir. Certains me l'ont d'ailleurs confirmé il y a peu, et je n'ai pas souvenir que les lapins de clapier de la ferme de ma grand-tante eussent porté un sobriquet.
A ce compte on finirait par s'empresser d'appeler Charlotte ou Marius les abricots et les petits pois. On pourrait même imaginer un vigneron baptisant ses grappes et citant leur nom sur chacune de ses bouteilles, à mi-chemin entre faire-part de décès et appel aux conscrits.
Remarquons d'ailleurs que les patronymes en question fleurent toujours bon le terroir et la vie d'autrefois sur l'air du c'était mieux avant. Il n'est pas né le veau Kevin ou le poulet Jonathan. Comme si cette authenticité bon teint n'était qu'une image d'Epinal destinée à faire saliver dans les chaumières. Ce qui est d'ailleurs bien souvent le cas.
Quant à Philibert, son blaze de premier de la classe dans un bouquin de Pagnol ne garantit en rien l'absence de glyphosate ou d'engrais chimiques sur ses tomates.
En matière d'éducation au goût aussi la manie est contreproductive. Imaginez plutôt la scène : les enfants à taaable ! Ce soir on mange Pan-Pan. Parfaitement, Pan-Pan, le meilleur copain de Bambi et de sa maman tuée par le vilain chasseur dans un mélo pleurnichard que même la MGM aurait refusé de tourner, mais dont Disney a fait un must des contes pour enfants en même temps qu'une arme de destruction massive des viandards -ces êtres génétiquement omnivores qui osent déchiqueter de la chair animale avec leurs canines, et surtout aimer ça.
Et puisqu'en période de fêtes on nous vend déjà des rôtis de kangourou et des steaks d'antilope ou de crocodile, à ce rythme il est à craindre qu'un jour on nous fasse bouffer Sophie la girafe, en chair et en plastique. De quoi enrichir toute une génération de psychanalystes.
Alors de grâce, jetons aux oubliettes cette tendance grotesque. La mode est éphémère, l'allure est éternelle. Aucun pigeon ni aucune cerise qui se respecte n'a besoin d'un petit nom pour en avoir. Il paraît même que ces dernières s'en fichent comme d'une guigne !