La saison des pluies
14 novembre. Il fera chaud encore aujourd'hui. 20 degrés d'un soleil presque gêné de darder ses rayons au milieu des feuilles mortes et des arbres rougissants. Ne serait-ce la fraîcheur du petit matin, et cette lumière plus frêle, tamisée de papier, on pourrait croire au printemps.
Sur les étals des petits marchés on trouve encore quelques tomates et même, en cherchant bien, les dernières feuilles de roquette sauvage, comme un pied de nez à l'été enfui, tandis que des framboises, pulpeuses et parfumées comme une belle italienne, narguent la bure raide et rousse des noix et des noisettes.
Plus loin, un poissonnier roublard vante à grands cris les mérites des derniers encornets de la criée de Saint-Jean de Luz. Sans doute premiers devant l'Eternel à force d'ultime tous les dimanches.
Alors je me suis laissée tenter, fidèle au poids de la malédiction que porte mon nom. J'imaginais déjà les contours de l'assiette. Oh, bien sûr, comme chaque fois, je ne savais pas tout à fait où j'allais, même si j'avais déjà maintes fois emprunté ces chemins. La destination est toujours unique, vierge de mes envies et de l'air du temps. Et là je sentais qu'elle serait soleil et parfums du sud. Qu'elle me ramènerait à une terrasse du Panier ou dans l'intimité sombre d'une auberge basque.
Il m'a fallu deux jours entiers pour que s'élève en moi la petite musique. C'est dans ces moments que je touche du doigt la magie de la création. Savoir, avant que de les jouer, que les notes seront bonnes, que les mots seront justes.
Justesse est le terme pour cet hommage au calamar, à la fois supion et chipiron suivant le lieu où l'on a posé ses bagages.
Et puis d'un coup, comme une vague qui afflue, m'est revenu en tête le carpaccio d'Alain Passard. Cette transparence nacrée, virginité offerte sur l'autel de la curiosité.
Quand le choix est cornélien il ne faut pas choisir. Vouloir tout est un caprice. S'en donner les moyens une forme de dépassement. Alors je n'ai pas choisi. J'ai décroché lentement mes couteaux, étalé sur la table le rouge et le vert. Envisagé le blanc aux extrémités violacées. Avec la certitude de la victoire.
J'ai tranché délicatement, taillé dans le vif avec amour. Émincé, ciselé, lustré. J'ai saisi le bonheur au fond d'une lourde poêle, je l'ai doré dans l'huile qui crépite, chanson joyeuse et douloureuse. Allongé la soie frissonnante, douce sous mes mains, blancheur de peau sur la porcelaine immaculée. Bercé d'ardence les fruits écarlates qui s'excusaient d'être encore là. Saupoudré le vert insolent qui dit la jeunesse et la vie.*
Et à la fin, l'encornet fut là. Tel que je l'avais rêvé. Parfait de goût et de couleur. Entre aventure et réminiscence : carpaccio huile d'olive pressée aux citrons, fleur de sel ; friture de supions salade de roquette aillée sur l'ailleurs de Marseille ; poêlée de chipirons déglacés au Barolo, tomates et sucs au piment d'Espelette.
Quelques heures durant j'avais retenu un été trop vite évanoui à chaque bouchée, englouti par le temps qui court et la pluie à venir.
Et tandis que l'assiette se vidait, rendant à la céramique son destin pur et solitaire, traînant à peine la trace de ce qui n'était déjà plus, j'ai compris d'un coup le sens des saisons. Dans ce plaisir qui n'était pas tout à fait au rendez-vous, comme un feu d'artifice tiré quand la fête est finie. Nous attendions l'automne, j'avais donné l'été. Ce n'était pas une faute de goût. Juste l'incongruité de l'instant. Le même pincement -à peine un picotement, qu'à manger des cerises à Noël. Même si la nature seule m'avait offert cette occasion de bouleverser le rythme du temps. Même si à l'autre bout du monde, il est des pays où il fait toujours beau, et d'autres où l'on ne connaît que la saison des pluies et celle où il ne pleut pas.
Demain je cuisinerai des courges. Et peut-être des châtaignes. En regardant par la fenêtre l'or des feuilles éclabousser le bleu du ciel de novembre.
Plus loin, un poissonnier roublard vante à grands cris les mérites des derniers encornets de la criée de Saint-Jean de Luz. Sans doute premiers devant l'Eternel à force d'ultime tous les dimanches.
Alors je me suis laissée tenter, fidèle au poids de la malédiction que porte mon nom. J'imaginais déjà les contours de l'assiette. Oh, bien sûr, comme chaque fois, je ne savais pas tout à fait où j'allais, même si j'avais déjà maintes fois emprunté ces chemins. La destination est toujours unique, vierge de mes envies et de l'air du temps. Et là je sentais qu'elle serait soleil et parfums du sud. Qu'elle me ramènerait à une terrasse du Panier ou dans l'intimité sombre d'une auberge basque.
Il m'a fallu deux jours entiers pour que s'élève en moi la petite musique. C'est dans ces moments que je touche du doigt la magie de la création. Savoir, avant que de les jouer, que les notes seront bonnes, que les mots seront justes.
Justesse est le terme pour cet hommage au calamar, à la fois supion et chipiron suivant le lieu où l'on a posé ses bagages.
Et puis d'un coup, comme une vague qui afflue, m'est revenu en tête le carpaccio d'Alain Passard. Cette transparence nacrée, virginité offerte sur l'autel de la curiosité.
Quand le choix est cornélien il ne faut pas choisir. Vouloir tout est un caprice. S'en donner les moyens une forme de dépassement. Alors je n'ai pas choisi. J'ai décroché lentement mes couteaux, étalé sur la table le rouge et le vert. Envisagé le blanc aux extrémités violacées. Avec la certitude de la victoire.
J'ai tranché délicatement, taillé dans le vif avec amour. Émincé, ciselé, lustré. J'ai saisi le bonheur au fond d'une lourde poêle, je l'ai doré dans l'huile qui crépite, chanson joyeuse et douloureuse. Allongé la soie frissonnante, douce sous mes mains, blancheur de peau sur la porcelaine immaculée. Bercé d'ardence les fruits écarlates qui s'excusaient d'être encore là. Saupoudré le vert insolent qui dit la jeunesse et la vie.*
Et à la fin, l'encornet fut là. Tel que je l'avais rêvé. Parfait de goût et de couleur. Entre aventure et réminiscence : carpaccio huile d'olive pressée aux citrons, fleur de sel ; friture de supions salade de roquette aillée sur l'ailleurs de Marseille ; poêlée de chipirons déglacés au Barolo, tomates et sucs au piment d'Espelette.
Quelques heures durant j'avais retenu un été trop vite évanoui à chaque bouchée, englouti par le temps qui court et la pluie à venir.
Et tandis que l'assiette se vidait, rendant à la céramique son destin pur et solitaire, traînant à peine la trace de ce qui n'était déjà plus, j'ai compris d'un coup le sens des saisons. Dans ce plaisir qui n'était pas tout à fait au rendez-vous, comme un feu d'artifice tiré quand la fête est finie. Nous attendions l'automne, j'avais donné l'été. Ce n'était pas une faute de goût. Juste l'incongruité de l'instant. Le même pincement -à peine un picotement, qu'à manger des cerises à Noël. Même si la nature seule m'avait offert cette occasion de bouleverser le rythme du temps. Même si à l'autre bout du monde, il est des pays où il fait toujours beau, et d'autres où l'on ne connaît que la saison des pluies et celle où il ne pleut pas.
Demain je cuisinerai des courges. Et peut-être des châtaignes. En regardant par la fenêtre l'or des feuilles éclabousser le bleu du ciel de novembre.
* C'est là que j'ai compris que, sans le savoir ni le vouloir, j'étais en train de mettre en forme le défi du buveur de poèmes, de répondre à l'inspiration de ce morceau de Max Richter, On the Nature of Daylight. Tu mavais demandé des photos, une assiette. Tu me pardonneras, très cher Franck : il y a les photos, les mots aussi, mais ma réponse est ailleurs, ou plus exactement à côté, dans l'expression, le plaisir de l'exécution, entre naissance et renaissance. Première fois toujours recommencée. Calme et tempête. Aube de la chair, voile endeuillé de l'âme.
La recette :
Pour 4 personnes, 6 encornets de taille petite à moyenne (une bonne main), plus les tentacules de 6 autres, nettoyés et débarrassés de leur peau, une quinzaine de petites tomates taille cocktail bien mûres, un poivron vert cornu, deux petits oignons blancs, quelques brins de ciboulette, une grosse poignée de feuilles de roquette sauvage, deux belles gousses d'ail, QSP sel, poivre, piment d'Espelette, vinaigre de Barolo, jus de citron, huile d'olive, huile d'olive aux citrons (huile pressée avec des citrons entiers), farine.
Ouvrir en deux les deux plus gros blancs d'encornet, les émincer finement en carpaccio dans l'épaisseur à l'aide d'un couteau très tranchant. Les disposer sur une grande plaque huilée au pinceau d'huile d'olive aux citrons, après les avoir salés. Lustrer le dessus avec la même huile, saler, réserver.
Tailler les blancs d'encornet restants en anneaux. Réserver.
Peler les tomates (si elles sont bien mûres à la pointe du couteau devrait suffire), les tailler en dés. En réserver quelques-unes sans les pépins, taillées en lanières, les saler et égoutter un quart d'heure dans une passoire. Tailler la moitié du poivron en brunoise, ainsi que les oignons (réserver quelques lamelles à la mandoline). Presser ou râper l'ail.
Dans une poêle bien chaude saisir les tentacules d'encornet avec un filet d'huile d'olive, ajouter un peu d'oignons, déglacer au barolo et réserver à four tiède. Ajouter les tomates et le reste des oignons dans la poêle avec sel et poivre, faire compoter. Passer au chinois pour récupérer le jus. Le réduire légèrement dans une casserole avec un peu de piment d'Espelette.
Déposer la brunoise de poivrons dans la poêle et la faire cuire quelques instants (elle doit rester croquante).
Laver la roquette, préparer une vinaigrette avec citron, sel, poivre, ail, huile d'olive.
Rouler les anneaux d'encornet dans la farine. Les frire à la friteuse à 170° quelques minutes en deux bains jusqu'à ce qu'ils dorent légèrement (attention à ne pas surcuire, ils deviendraient durs). Egoutter sur un Sopalin et saler, citronner légèrement.
Frire la moitié des lamelles d'oignon.
Dressage :
Sur une grande assiette rectangulaire poser les tentacules d'encornets mélangées aux poivrons et aux lanières de tomates dans un petit cercle. Ajouter les oignons crus et frits sur le dessus, deux feuilles de roquette, puis le jus de tomates au piment.
A côté dresser les anneaux d'encornet et la roquette.
Enfin, étaler le carpaccio d'encornet et le parsemer de ciboulette ciselée.