Alexandre Mazzia ou le voyage à Cythère
Il est des mots plus difficiles à faire couler que d'autres. Ceux qui suivent en sont, verrouillés par la nécessité de l'exactitude et la crainte de n'être pas à la hauteur. Peur de ne pas refléter la magie de l'assiette, la précision du goût, cette expérience unique à chaque fois renouvelée, ce long regard sur le calme des Dieux. Et puis la ville aussi, à jamais indissociable, belle et forte comme une femme, guerrière alanguie déposant les armes dans sa cuisine à lui.
Bien plus que Montauban on ne devrait jamais quitter Marseille. Bleue, libre, écrasée de lumière, elle devrait rester l'ultime refuge. L'île. Oui, mais voilà... il faut parfois partir pour mieux revenir. Refaire encore le voyage comme on part en pèlerinage.
Et d'abord le soleil, insolent, écrasant les crêtes des toits, lissant l'angle des pierres, éclaboussant les trottoirs. Zénith brûlant le dos le long des rues du Prado, à l'heure du déjeuner, à la recherche de la fraîcheur de la rue François Rocca.
Devant l'établissement, à la façade discrète qui ne dit pas son nom, le même petit pincement, le coeur qui bat la chamade, le souffle suspendu à l'idée du départ. Juste monter les quelques marches, regarder la porte s'ouvrir... embarquer pour Cythère.
Et d'abord ce sentiment de plénitude. Cet air léger où chacun semble à sa place -ballet silencieux dont chaque mouvement reflète l'harmonie de la salle, le chêne qui s'étire, puissant, le long du comptoir, l'entre soie d'une paroi de béton satiné. Cette impression de flotter, d'avoir quitté le sol, déjà, avant la grande aventure. Je me suis souvent demandé ce que l'atmosphère d'un lieu, l'expression des corps autant que le décor, pouvaient avoir d'influence sur la perception de l'assiette. Ils ne changent pas le plomb en or, et sont parfois de bien pâles cache-misère, mais ils peuvent dire aussi le bonheur des murs et des hommes, donner envie d'être là. AM est de cette trempe.
Puis, juste après, le sourire bienveillant d'Alexandre. Le regard droit, l'élégance discrète de ce corps hors norme taillé pour un ballon, qui préféra un jour vider des paniers plutôt que de les marquer. La voix douce qui parle à l'âme. La joie de le retrouver, entre ferveur et et certitude d'être arrivée à bon port.
Je m'asseois au comptoir. Vue sur les aromatiques et la cuisine où s'affaire l'équipe, fourmilière silencieuse aux gestes précis, millimétrés. Choisis le vin. Parcours une carte séduisante aux références modernes sans affectation, privilégiant le goût et le respect de la terre aux étiquettes prestigieuses.
Je pose le regard sur les doigts qui virevoltent au-dessus des céramiques brutes auxquelles le feu la laissé sa trace divine. L'émotion se découvre aussi au détour d'un contenant -formes uniques, alchimie des couleurs. La dégustation est regard tout autant que papilles, et la terre est matière.
Alors commence la traversée.
De ces vingt-six tentations comme autant de tableaux d'un chemin de croix délicieux vers l'île heureuse je ne vais pas vous détailler le menu. Vous expliquer l'inexpliquable serait vanité. Pour en revenir à mon propos initial, les mots s'arrêtent où commence l'extase. Cet affolement des sens, l'impression d'un ailleurs, un paradis perdu dont chaque bouchée confirme l'existence. L'intitulé auquel on s'accroche un instant n'a plus de sens quand la bouche vous fait perdre raison.
Alors bien sûr il y a les valeurs sûres, ce qu'entre gens entendus on appelle "la signature" du chef. Les oeufs de saumon sauvage marinés au saké, plongés dans un lait fumé. La tartine végétale, marine et herbacée. L'anguille fumée au chocolat noir. Le pain au charbon et le beurre de combawa. Le chocolat blanc, avocat, moutarde et pavot. Petits cailloux semés au fil d'une carte qui dit les saisons. Toujours au plus près des offrandes de la Bonne Mère.
De la cuisine d'Alexandre, qui fait de nous des bienheureux, il faut retenir le feu. La lave qu'éteint le ressac. La flamme qui se consume dans la chaleur des épices, l'ardence des piments, le grillé, le brûlé et le fumé, que rafraîchissent l'herbe coupée, le gras d'une succulente, la fraîcheur d'un poisson rutilant d'indigo.
Au coeur de cette magie des éléments en fusion est née ce jour-là une sensation nouvelle, étrange, vierge de tout vécu, comme seules peuvent l'être les découvertes de l'enfance. L'envie de manger un parfum. Au sens propre du terme. Ce liquide coûteux, élaboré par des nez prodigieux dans l'ombre de quelque laboratoire, au flacon riche et lourd, dont on dépose une goutte derrière l'oreille, au creux du cou, au pli du coude. Cet élixir qui fait votre sillage, signe votre personnalité, je l'ai retrouvé tout entier dans une assiette à l'apparence si simple. Un sorbet cerise, vin rouge, épices. A chaque plongée de la cuillère je savais un peu plus que je touchais la quintessence. Et j'ai compris d'un coup la destinée de Jean-Baptiste Grenouille.*
Je me relis, et je ne sais toujours pas si j'ai trouvé la voix. Y en a-t-il une d'ailleurs pour expliquer la cuisine d'Alexandre Mazzia ? Un chant sacré, un sortilège. Laissez-vous ensorceler, poussez la porte d'AM.
*Le Parfum, Patrick Suskind
AM par Alexandre Mazzia
9, rue François Rocca 13008 Marseille33 (0)4 91 24 83 63
http://www.alexandremazzia.com/
(réservations en ligne)