Ce qui se conçoit bien...
Il promettait d'être indolent ce week-end de fin d'hiver, calme et plat comme une mer d'huile malgré -ou peut-être à cause du vent qui agitait les vitres de mon appartement. Un dimanche à manger de la soupe. Pas toujours ce que je préfère, mais tout dépend qui la mitonne. Quand c'est Potel & Chabot, c'est autrement plus délicieux. Fin et délicat. Alors quand la marmite est arrivée, je me suis dit chouette : c'est Raymond qui cuisine, ça va être bon. Ratéééé !!!
Soyons honnêtes, c'est plutôt bien présenté. Un peu comme ces assiettes de restaurants autoproclamés gastronomiques, où les plats sont parsemés de petites fleurs et de points colorés. J'y ai pensé immédiatement, à ces assiettes qu'il honnit, et qu'il recrée à grands coups de citations et d'inventaires à la Prévert, psalmodies bredouillées d'écrivains français. Et comme dans les assiettes, on trouve un peu de tout, du pire et du meilleur, de la fleur fanée à la pensée douteuse. Le tout étalé en tartine -vous savez, cette histoire de culture et de confiture...
Mais comme dans les pires restaurants, la soupe relève d'un infâme brouet, d'autant plus désagréable qu'il est complètement dilué. Un peu de tout, beaucoup de rien, et surtout une propension affichée à tourner en rond sur soi-même. Dans le fratras des bons mots et phrases célèbres de tous poils, il y en a une qui lui a échappé au champion du sic. Au lieu de se perdre avec Rostand, résistant tant bien que mal à la tentation de Céline et de Cioran -bien loin d'être innocente d'ailleurs-, plutôt que de s'égarer sans queue ni tête dans des allers-retours périlleux entre Dard et Cavanna, au milieu desquels surgit sans qu'on sache pourquoi une Roseline plus célèbre pour ses crocs que pour ses chapeaux, il aurait mieux fait de fréquenter Boileau. Et de méditer sur le fameux "ce qui se conçoit bien s'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément".
Si bien qu'on aurait pu prendre Raymond pour le champion des oeufs brouillés. Ce mets raffiné qui fond sous la langue quand il est réussi. Que nenni. Pour brouillés qu'ils soient, ils sont durs les oeufs de Raymond. On peine à les avaler. Ils manquent d'amour ces oeufs-là, de générosité, de partage. Ils ne font pas dans le joyeux. On sent la hargne du cuisinier, déchargée dans le coup de fouet de trop.
Sa colère des femmes. Son mépris de ce qui porte jupon... et chapeau.
Parce qu'au milieu de ces litanies débitées d'un ton saccadé comme une vinaigrette qu'on aurait versée trop vite, il cuisine une spécialité qui se sert apparemment froide après une longue attente, noire et gluante : la bile déversée à l'égard de la gent féminine, avec une préférence pour la chair fraîche, plus tendre et malléable. Pour le service à table, il ne chasse pas le mâle expérimenté et cultivé. Un reste de confraternité ? Peut-être. Mais surtout Raymond est mauvais cuisinier. Alors il donne dans la facilité, de la lapidation ironique à l'insulte maquillée d'un savant vocabulaire, un peu comme ces produits avariés qu'on noie sous des tonnes de sauce pour en masquer l'odeur pestilentielle. En espérant que ça ne se voie pas trop.
En même temps, y a quasiment personne dans le resto de Raymond. Il ne risque pas l'opprobre sur Tripmachin parce que la salle est désespérément vide. Je me demande d'ailleurs pourquoi il se lamente de la vacuité d'un vecteur de notoriété après lequel il court comme les autres. J'ai dit ailleurs que je n'aimais pas les algues. C'est très simple, je n'en mange pas. Lui, il a l'amour vache. Il crache dans la soupe, parfois vomit dedans, mais racle l'assiette jusqu'au dernier coup de cuillère, au cas où. Ça ne donne pas envie de pousser la porte.
Ceci étant, ça a plutôt bien marché jusque là. Pas l'adresse à la mode, loin s'en faut. Même plutôt celle à fuir quand on lit le menu avec attention. Mais comme dans beaucoup de gargotes il tirait son épingle du jeu. Faisait illusion. Vendait des vessies pour des lanternes sous couvert de culture -celle des livres, pas des choux. Pourtant quelque chose me dit que là, Raymond est tombé sur un os. Attention aux dents Raymond, à votre âge, un accident est vite arrivé. Il ne faudrait pas que vous y laissiez le peu de plume qu'il vous reste.