Petite mer



Il y a toujours eu des huîtres sur la table du réveillon. Dans une famille où le marché prenait des allures de cérémonie, on m'a appris à goûter à tout très tôt. 

Le goût des huîtres

Et j'ai tout de suite aimé cette petite mer dans une coquille, le goût salé de l'eau qui reflétait la nacre, les délicates nuances de gris allant jusqu'au vert du coquillage encore frémissant, la blancheur du muscle, ferme et sucré, la dentelle des cils bordant la chair frissonnante. Et cette plénitude qui tapisse la bouche toute entière, parfait équilibre qui me réjouissait dans toute sa simplicité, sans rien y ajouter, pas même un trait de jus de citron, quand le reste de la tablée s'évertuait à noyer ce miracle dans un mélange d'échalotes grossièrement hachées et de mauvais vinaigre.

Quand on a définitivement perdu le produit... crédit photo Nicolas Cousin

A l'époque, en région parisienne, l'huître, mets incontournable des fêtes de fin d'année, ne se mangeait qu'à Noël. il n'empêche, au fil des ans je suis devenue curieuse. J'ai goûté les normandes pleines de douceur, les bretonnes, au vert tirant sur l'émeraude. Et puis un jour les Belon. Celles d'avant la crise qui balaya pour nombre d'années cette huître pas comme les autres : mollusque plat à la chair beige, au goût de noisette inimitable.

J'avais le privilège de déguster ma douzaine, dans l'ambiance lourde de cette soirée particulière où mon père, ce héros, s'écroulait à table sur cette petite mer, épuisé d'un mois passé sans quasiment dormir, à plumer les dindes que viendraient acheter d'autres dindes, de bonne famille celles-là. Je les revois minaudant dans la boutique comme à l'église, sûres d'elles-mêmes, du confort matériel dans lequel elles baignaient, et qui leur permettrait d'asseoir leur réputation d'hôtesse. J'imagine encore ces réveillons parfaits. Où la volaille n'était sans doute pas là où on l'attendait, dans cette ville ultra chic de la banlieue parisienne où j'ai grandi, vilain petit canard au milieu des oies blanches. Où les plateaux d'argent débordaient avec l'indécence propre aux nouveaux riches de ces coquillages ouverts, offerts sur leur lit de glace, à des petites bourgeoises aux lèvres dédaigneuses qui ne pouvaient concevoir sans dégoût d'avaler un mollusque vivant tandis que monsieur les gobait à grand bruit, histoire de prouver sa virilité.

Une huître au sud


Le goût des huîtres ne m'a jamais quittée. Il y a  dix ans, en descendant dans le sud, j'ai fait une belle rencontre. Un mot magique murmuré entre initiés, de l'air entendu de ceux qui savent. Bouzigues, l'étang de Thau. Une petite huître de rien du tout à l'époque, de celles qu'on regardait de haut sur la façade atlantique, et sur Paris où tout se fait et se défait, un peu comme les dames de bonne famille dont je parlais tout à l'heure. Avant que d'avoir goûté je ne pouvais concevoir d'en consommer d'autres, aller chercher à des centaines de kilomètres ce que la nature et le savoir-faire d'artisans offraient sur place étant pour moi une hérésie. Alors j'ai pris le couteau, j'ai ouvert la première de cette douzaine achetée sur le marché d'Uzès à Paul Debourd*. Et la claque est arrivée. Un grand coup de fouet plus exactement.
La Méditerranée toute entière contenue dans ma main. C'est d'abord ça les huîtres de Bouzigues, le sel, l'odeur de mer, d'iode direz-vous -ce n'est pas tout à fait vrai, l'iode ne sent rien. J'en ai mangé presque toutes les semaines, du moins en saison, parce que les huîtres ont une saison mon bon Monsieur. Vous savez, les fameux mois en R. Dans mon sud, j'attendais sagement fin octobre, pour aller jusqu'en avril, avec parfois une petite infidélité en période d'oursins, quand l'orgie rouge balayait tout sur son passage. Cette histoire de saison, c'est tout sauf une galéjade. Les huîtres, pour hermaphrodites qu'elles soient, ont un sexe, qui varie certes d'une année sur l'autre (je vois déjà vos mines interloquées, je vous laisse réfléchir à l'idée...). Et se reproduisent en été, quand les eaux deviennent plus chaudes. C'est là qu'elles font leur laitance. Mais voilà, les huîtres laiteuses ça ne plaît pas beaucoup aux clients. Si bien que des petits malins ont eu l'idée de contourner cette période de reproduction.

Les apprentis sorciers

Dans la nature, l'huître, comme bon nombre d'êtres vivants, possède deux jeux de chromosomes. Les huîtres triploïdes, créées artificiellement, en ont trois et ne peuvent donc pas se reproduire. Et la mention de cette particularité n'est pas obligatoire à afficher. Si bien qu'à moins d'un oeil averti, vous ne savez pas vraiment à qui vous avez affaire. A première vue, le bénéfice est double : consommables toute l'année elles se développent aussi plus rapidement, faisant gagner une année à leurs éleveurs sur la production. A première vue... Ma méfiance naturelle me faisait éviter la compagnie des triploïdes (pourtant monnaie courante chez les plus grands noms de la production ostréicole, pour des raisons qu'on comprendra aisément). L'approfondissement du sujet m'a confortée dans mon sentiment. Epidémies, forte mortalité, problèmes de pousse... La nature n'aime pas les apprentis sorciers.

Pascal Migliore, le couturier des huîtres


Et puis un jour j'ai rencontré Pascal Migliore. Son nom commençait à circuler dans le petit monde de la restauration gastronomique, se murmurant de bouche à oreille, d'un chef à l'autre, parmi ceux qui ont fait de l'excellence leur signature.
Seul au milieu de l'étang, impassible, il m'évoque les capitaines au long cours, observant le vent, les courants, les bancs de daurades se faufilant à proximité des tables. Sous le soleil de cette Méditerranée qui donne aux coquillages une saveur particulière, il est "un enfant des huîtres", comme il aime à le dire. C'est son père, troisième d'une génération de pêcheurs, qui a converti l'exploitation familiale dans les années 70. Pascal est tombé le couteau dedans dès l'âge de 14 ans. Quand il reprend le flambeau, il travaille comme tous à l'époque sur l'étang de Thau, vendant sa production aux grossistes et négociants. Après des années d'interrogation sur le sens du monde qui l'entoure, sur cette fuite en avant dans laquelle il ne se reconnaît pas, il fait une pause afin de repenser l'huître. Et choisit de prendre un virage radical, tournant le dos à la production à tout prix.


Il va désormais privilégier la qualité, revenir aux techniques traditionnelles héritées de son père, se mettre à l'écoute des coquillages qu'il chouchoute. Il espace les zones de collage sur corde (utilisées depuis toujours sur le bassin) afin d'apporter une meilleure alimentation et donc une meilleure pousse.
A l'inverse de ses concurrents, dont certains se sont fait une réputation à coup de marketing, qui sur la couleur des huîtres, qui sur une empreinte laser, il refuse les naissins (bébés huîtres nés en écloserie) triploïdes, afin de respecter le cycle naturel de l'huître, au lieu de forcer une production à l'année.
La situation exceptionnelle de ses tables offre à ses protégées des apports importants en nutriments.


En complément, pour arriver à un équilibre gustatif parfait du coquillage, il pratique l'exondation manuelle. Il sélectionne les plus belles, les enferme dans des poches de 8 kg, les replonge dans l'étang en les sortant régulièrement, selon son instinct, suivant les conditions climatiques. Ce savoir-faire né de la pratique et de l'observation leur permet de développer leur pied, ce muscle ferme et sucré qui fait le parfait contre-point de la chair plus salée du manteau.
Quand les huîtres sont prêtes, au bout de quelques mois, elles prennent l'appellation "Spéciales", gage d'un bel indice de chair, de douceur et d'arômes uniques.


Cette fusion avec l'eau, le ciel, le soleil, à l'écoute du biotope unique de l'étang, à cent lieues d'un marketing devenu au fil du temps trop brillant, a fait la réputation de cet artisan -il revendique le terme- discret, pour qui la star c'est le produit. Aujourd'hui membre du Collège Culinaire de France, il poursuit sa route à la rencontre de chefs d'ici ou d'ailleurs, afin d'offrir aux tables les plus exigeantes ses huîtres haute couture.

A déguster nature, avec peut-être une pointe de poivre, en oubliant le citron et l'échalote, en toute simplicité, à l'image de leur créateur.




* Un petit producteur auquel je suis restée fidèle durant tout mon séjour, ami et voisin de Pascal, qui vend aussi des oursins en saison.

Huîtres Migliore
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