La confusion des genres


Il y a belle lurette que les épiceries, les vraies, ont disparu. Oh, je ne parle pas de ces temples du bon goût et du produit rare, vendu à prix d'or, dans les beaux quartiers de la capitale, mais de ces boutiques de quartier qui s'apparentaient à des cavernes d'Ali Baba, où s'entassaient pêle-même sacs de farine ou de café, flacons d'huile et bouteilles de vin, où les boîtes de sardines s'étalaient nonchalamment sur les rayonnages, côtoyant conserves de petits pois et savon de Marseille, quand ce n'était pas l'apanage de son voisin le quincailler.
Il flottait dans l'air une odeur indescriptible, mélange de saveurs venues d'ailleurs, de poussière et de bois ciré. Sur le comptoir trônait une vieille balance Berkel, usée et cabossée, mais dont l'aiguille indiquait fidèlement le poids des marchandises que l'épicier jovial enveloppait dans un sac en papier brun et déposait dans le filet à provision des clientes avec une délicatesse qui paraissait relever du miracle au regard des grosses mains pataudes de ce géant à la voix tonitruante. Au nom du progrès, au début des années 70, l'épicier a tiré le rideau, avantageusement remplacé -c'est ainsi du moins qu'on nous l'a vendu- par le supermarché naissant, rutilant de modernité, qui réussit le double exploit d'exterminer les petits commerces à la vitesse d'une épidémie de choléra et de bétonner de grisaille les campagnes environnantes.


Le succès de ces temples du libre-service tient depuis l'origine à deux choses : la "compétitivité" bien sûr -Mammouth n'existe plus, mais la grande distribution écrase toujours les prix, dans une équation où la qualité n'a pas sa place, et la diversification toujours plus importante de l'offre. Loin de se cantonner à l'épicerie au sens large du terme, ces machines de guerre se sont mises à proposer tout, absolument tout. Du sec, du frais et du surgelé. De la lessive et du parfum. De l'électro-ménager et des bijoux. Des télés et des vélos. Des meubles et des lunettes. Des cercueils et des médicaments (pas tout à fait encore, mais ça ne saurait tarder). Des assurances et même des crédits. La boucle bouclée, en quelque sorte !

De là est née la confusion des genres, sorte d'écriture inclusive de la consommation de masse, où tout serait sur le même pied d'égalité. Sauf qu'on ne vend pas des petits pois comme des aspirateurs, et qu'on a tout bonnement oublié que derrière ces boutiquiers d'autrefois il y avait des métiers et des savoir-faire. Notre épicier savait de quoi il retournait, il donnait de sa personne pour sélectionner le café ou le poivre qu'il vendait. Il parlait produit quand on nous répond prix. Il connaissait le terroir, l'origine, les qualités -et aussi les défauts- de chacun de ses articles. Le quincailler avait ses petits secrets pour faire partir telle ou telle tâche, savait toutes les subtilités de la brosse en poil de chèvre et de celle en sanglier.


Consciente d'être allée peut-être trop loin en la matière, mais ne voulant pas renoncer à cette manne miraculeuse, la grande distribution, pour tromper l'ennemi, fait maintenant dans le décorum et le déguisement. Les corners se multiplient, avec chacun son "identité visuelle forte" pour reprendre le terme consacré : la boulangerie fleure bon le bois et la panière en osier, les fruits et légumes dégueulent sur de pseudo étals de marché. Quant au boucher, il est si beau drapé dans son tablier, avec son petit calot, une vraie gravure de mode. Et puis c'est pratique pour faire de la mise en barquette, ça évite de se tacher.


Quitte à mélanger les genres, certains petits malins se sont mis à inverser la vapeur. Et c'est ainsi qu'à ma grande stupéfaction j'ai vu fleurir des boîtes de bonbons et des paquets de gâteaux dans les enseignes du meuble et de la déco. Le dernier en date, et non des moindres, Ikéa, propose même du champagne pour Noël, et quel champagne : Mark Blast, plus qu'une boisson, un concept... détonnant oserais-je dire. En fouillant un peu, j'ai d'ailleurs découvert que le principal intérêt de ce "champagne" c'est son prix, moins cher de 10 € chez le géant suédois. Parce que pour le reste, le site de la marque ne donne aucune indication sur le domaine ou le vigneron qui l'a produit. Il semblerait même que selon les cuvées les vignerons soient différents. L'important c'est de faire chic à petit prix sur la table du réveillon. On y revient encore, à cette question d'argent.


Dans des domaines bien différents, même s'ils se rapportent in fine à ce que nous consommons dans nos assiettes, la confusion règne en maître. En témoigne un article lénifiant du supplément magazine du journal Le Monde, sur la nouvelle corde que le chef Thierry Marx ajoute à un arc déjà bien tendu.  Marx se lance dans le polar. Et quoi de mieux qu'une référence culinaire pour le titre : On ne meurt pas la bouche pleine. J'ai envie de dire pourquoi pas ? Dans les siècles passés, les artistes n'étaient pas cantonnés à une seule case. Ils naviguaient allègrement entre les genres. Mais il y a un mais, qui entretient mon trouble. Ce roman policier est "coécrit avec Odile Bouhier, une écrivaine (si, si, les romanciers ont un genre) blonde aux allures de personnage de polar" (sic).
La formulation a le mérite d'interroger. la couleur des cheveux serait-elle un préalable au talent littéraire ? Le définirait-elle ? Plus loin on indique que le chef aurait apporté les idées. Comme cette histoire de solanine de tomate qui aurait pu servir de psychotrope.
Les idées de Thierry Marx, je les aime. Je les ai beaucoup appréciées il y a quelques années de ça. Quand il était dans sa cuisine. C'est là que j'ai envie de le voir, à mélanger les saveurs et les couleurs, les parfums et les sensations. Le mélange des genres, il n'y a guère que dans la salade* que c'est une bonne idée, et encore...

* le mesclun.

Le Grand Bazar, 1973, Claude Zidi.

Pas le chef-d'oeuvre du siècle, mais une satire lucide du profond bouleversement créé par l'arrivée des supermarchés sur la société et le paysage.