Bal de promos
Demain c'est le Black Friday, mais vous le savez sans doute déjà. Impossible de passer à côté, au regard du nombre de publicités en tous genres qui saturent votre boîte mail et la mienne, avec des promos toutes plus alléchantes les unes que les autres sur des ordinateurs, des écrans plats, des voitures, des voyages, des bouteilles de vin, des chemises tailleur, des petites culottes à frou-frou ou des godemichés en plastique fluo. Un inventaire à la Prévert destiné à vider votre compte en banque en flattant vos bas instincts consuméristes.
Mais au fait c'est quoi le Black Friday ?
Un jour de panne électrique géante -celles de vos neurones du moins, courtcircuités par tant de bonnes affaires ?
Une catastrophe d'ampleur pour les bourses -du moins pour la vôtre si vous succombez aux sirènes des ces soldes déguisés ?
En réalité, le Black Friday désigne le lendemain de Thanksgiving, un grand jour de soldes lançant la période des achats de Noël aux États-Unis. Le terme apparaît pour la première fois dans les années soixante. Il fut utilisé par les commerçants afin de désigner la « sortie du rouge » de leurs comptes pour « retourner dans le noir ». En effet, à l'époque la comptabilité manuelle utilisait le rouge pour les découverts, et le volume d'achats à cette période permettait de les faire repasser en positif, donc des écrire à l'encre noire. D'où l'expression " vendredi noir".
Thanksgiving n'ayant définitivement aucun sens dans notre histoire, puisqu'il s'agit d'une action de grâce célébrant l'aide apportée par les indiens aux colons débarqués du Mayflower en 1620, et devenue jour de fête nationale aux Etats-Unis, le jour qui s'ensuit n'a toujours été rien d'autre en France qu'une vaste fumisterie organisée de manière récente (depuis 2014) par des commerçants en mal de chiffre d'affaires sur le difficile mois de novembre, pile-poil entre Halloween et le Valentine Day, participant ainsi à l'américanisation rampante de notre société dysneyisée... jusqu'à ce triste vendredi 13 novembre au cours duquel 130 personnes perdirent la vie à Paris, fauchées par la violence aveugle d'attentats terroristes ignobles. Depuis lors le Black Friday n'a jamais aussi mal porté son nom. Pensez-y demain lorsque vous ferez vos courses !
Le bal des promos
Mais l'autre vertu de ce jour merveilleux, et non des moindres, est d'inaugurer le grand bal annuel de promo, pardon de promos.Cette période magique où les enseignes de la grande distribution de tous poils, du mouton acrylique au chinchilla bleuté, et les acteurs de la vente en ligne au pelage bien fourni lui aussi, rivalisent à coups de catalogues dégueulant de produits festifs. Ces marques d'opulence qu'on déposera le 24 décembre au pied du sapin et qu'on étalera sur la table du réveillon, histoire de montrer qu'on a la plus grosse bien plus que de célébrer la venue du petit Jésus.
Je vous passe la longue litanie des objets en tous genres, connectés ou pas, et des tenues rutilantes destinées à égayer les fêtes de fin d'année. Parce qu'il faut que ça brille, que ça fasse riche. Il y a deux jours j'ai même failli perdre la vue d'une overdose de paillettes dorées en passant devant les vitrines des grandes enseignes de la mode dite parisienne, dont le clinquant et le cheap des tenues de soirée constituait un véritable attentat à la pudeur.
Mon propos privilégiant ce qui se mange, et parfois ce qui se boit, je vais plutôt évoquer les promesses d'agapes que nous réservent Carrouf, l'hypermarché au champ, le roi du cercueil et de la culture au rabais et autres consorts.
Comme chaque Noël, le volatile joyeux s'invite à table à prix défiant toute concurrence. Selon les années il se fait oie ou chapon, même si la dinde aux cuisses fermes fait toujours florès, avec l'idée plus ou moins avouée de la fourrer -chacun ses moeurs.
Je vous laisse méditer sur les prix affichés par ces temples de la malbouffe, quand on sait ce que représente en termes de temps et de technicité l'élevage d'une telle volaille dans les règles de l'art.
Autre must de la table de fêtes, le foie gras.
Des têtes de gondole débordantes d'une matière lisse, beige et grasse, qui n'a de foie que le nom, reconstituée sous les formes les plus diverses, de la terrine au melon, en passant par le le canard moulé -y a des artistes, je sens la fibre d'un Rodin vibrer dans l'âme de certains salaisonniers. Le tout enveloppé d'un joli torchon blanc fermé d'un ruban rouge ou bleu selon l'humeur, ou recouvert de papier doré, comme les pastilles de menthe d'autrefois. Bref, la version "gastronomique" du sapin de Noël, sauf que là c'est nous qui avons les boules.
Le saumon fumé est lui aussi un grand classique. Son rose fluorescent, aux reflets sans pareil, évoque plus le plastique des appareils vibromassants évoqués plus haut que la chair d'un poisson frayant dans les eaux d'un fjord norvégien ou d'un loch écossais. La texture ne doit pas en être loin non plus. Et le quidam qui s'aventure à acquérir une plaque XXL de ce mets désormais accessible à tous les porte-monnaie n'imagine pas une seconde à quel péril sanitaire il s'expose pour qui connaît les conditions d'élevage des pauvres bêtes, les farines animales dont elles sont nourries, le gavage aux antibiotiques de mise dans les bassins surpeuplés -mais tellement moins répréhensible aux yeux de la morale animaliste que celui des canards d'une petite ferme du Lot et Garonne.
Je passe sur les huîtres alanguies sous les sunlights des projecteurs braqués à l'entrée des magasins, loin de toute zone de réfrigération, les crevettes royales et autres gambas au nom aussi impropre que leur consommation, les escargots alignés sagement dans des barquettes, petits soldats de la persillade attendant sagement l'hécatombe, et les bûches dont le décor surchargé de champignons en sucre, de feuilles de houx, scies et autres petits lutins en plastique tient plus du faussaire que du pâtissier.
L'année dernière un petit nouveau a fait une percée remarquable, le caviar ! Adieu les vulgaires oeufs de lompe, je sais vivre moi Monsieur... Déjà présent ici ou là de manière discrète dans les catalogues du pousse-caddie, il a affiché la couleur, et surtout le prix, en s'invitant chez Lidl, enseigne hard-discount à la recherche d'une nouvelle virginité lui permettant de se tailler une place de choix au milieu de ses concurrents plus huppés. Parce que tout le monde a le droit de manger de la brioche, non mais !
On nous prend pour des truffes
Cette année, l'enseigne teutonne fait encore plus fort, avec du vrai, de l'authentique, du luxe et du terroir en même temps, en annonçant avec force tambours et trompettes, l'arrivée de la truffe noire dans les rayons de ses magasins. Conserve bien sûr, brisures et lamelles, dont l'appertisation a détruit l'essentiel du goût, mais qu'importe. Ça aura de la gueule tartiné sur canapé, en buvant le champagne de chez Ikéa -ah oui, parce que le champagne, cette année, chez en kit chez le géant du meuble, vous ne saviez pas...Notez au passage le professionnalisme jusque dans le choix des photos, qui présente une truffe d'été, grand classique chez les graphistes. |
Mais ce qui m'interpelle vraiment c'est que le 6 décembre, chez Lidl donc, vous allez pouvoir acheter de la truffe fraîche. De la melano comme disent les bobos. Combien, à quel coût ? Les communiqués de presse n'en font pas état, mais gageons que le prix sera cassé. Et c'est bien là ce qui me gêne.
D'abord, parce que le 6 décembre, c'est très tôt pour la truffe noire, la vraie. Surtout en quantité industrielle. Donc forcément la qualité sera loin d'être au rendez-vous et une fois passée l'ivresse de s'être payé un diamant noir, la déception sera de mise quant au goût de ce champignon pourtant extraordinaire. Cela en dégoûtera même peut-être certains, qui diront : ah, ce n'est que ça, ça ne casse pas trois pattes à un canard !
A un canard peut-être, mais à toute une filière sûrement oui. Qui plus est déjà fragile en France, face à la concurrence italienne et surtout espagnole qui envahit le marché -sachant qu'en la matière le simple fait de passer la frontière transforme d'un coup de baguette magique la Tuber melanosporum en truffe noire du Périgord -un nom qui sonne bien. Et cette année sera très difficile en raison de la sécheresse exceptionnelle de l'été. La production ne sera pas au rendez-vous, la truffe noire de qualité sera rare, et du même coup chère, en vertu de la loi de l'offre et de la demande.
Sous couvert d'une démagogie faussement idéologique qui vend du rêve à Monsieur et Madame tout le monde, la grande distribution, qui saigne à blanc artisans et producteurs, masque ses profits et ses prises de parts de marché. Et poignarde dans le dos ces hommes et ces femmes qui travaillent dur toute l'année à planter, tailler, travailler la terre pour une récolte toujours aléatoire étalée sur deux tout petits mois, et dont ils vivent avec peine.
Alors le 6 décembre, moi je n'irai pas chez Lidl. Et je jetterai à la poubelle dont il n'aurait pas dû sortir le magnifique prospectus sur papier glacé qu'on ne manquera pas de me déposer dans ma boîte aux lettres, même s'il est écrit dessus "pas de publicité".
Et si je ne mange pas de truffe cette année ce ne sera pas un drame. Un oeuf, un peu de lard, quelques champignons de Paris... le bonheur dans l'assiette ne se résume pas, heureusement, à la fausse idée qu'on se fait du luxe.