Alexandre Mazzia, déjeuner chez Alexandre le Magnifique



Il y a longtemps que je rêvais d'aller manger chez Alexandre Mazzia. Mais le temps et l'histoire en avaient décidé autrement, et le rendez-vous prévu il y a tout juste deux ans n'avait pas eu lieu. Vous savez ce qu'on dit de l'attente, cet obscur objet du désir... Et puis c'est arrivé, comme ça, d'un coup, à mon grand étonnement. Le songe allait devenir réalité !

Mon déjeuner chez Alexandre Mazzia

Le restaurant est à l'image de l'homme, un lieu raffiné et discret caché à l'ombre d'une petite rue derrière le Prado à Marseille. Métal noir, bois blond et béton brut : des matériaux simples, quoique... chez Alexandre Mazzia l'apparente simplicité est le fruit d'un travail et d'une recherche insoupçonnés, à l'image de sa cuisine. Ici la paroi de béton, nette et précise, se patine d'huile de noisette, le bois du comptoir et des plateaux de table raconte l'histoire d'un chêne centenaire dont les veines et les aspérités nous renvoient à l'origine du monde.

Une disposition aérée, 26 couverts seulement, avec vue sur la cuisine où s'affaire l'équipe en un ballet harmonieux, et le comptoir où le chef dresse ses assiettes sous l'oeil des clients, intrigués par l'éventail des herbes aromatiques, feuilles et fleurs sauvages, qu'Alexandre convoque comme autant d'ingrédients magiques pour composer les préparations mystérieuses dont cet alchimiste du goût détient seul le secret.
 

Sur la table, une simple carton, siglé aux initiales du restaurant, présente les menus : ni carte ni énoncé des plats. Le repas est une surprise, un voyage plus ou moins long selon la formule choisie, nous explique le maître d'hôtel : pour déjeuner 35 et 49 €, pour dîner 69 et 87 €. Nous choisissons le déjeuner à 49 €.
Le sommelier nous présente la carte des vins (blancs et rosés, ainsi que quelques rouges, et bien sûr du champagne) sélectionnés pour s'accorder à la cuisine du chef, tournée vers la mer et le végétal. Certains vins sont proposés au verre.
Premières assiettes dressées sous nos yeux, premières découvertes, expliquées par le maître d'hôtel.
 Tout d'abord une tartine végétale, crème herbacée citronnée, poivron , équilibre parfait entre la pointe d'acidité de la crème et la douceur du poivron. Cela croustille et en même temps fond sous la dent. Oubliez tout ce que vous savez : l'ensemble déroute les sens et redistribue les cartes de la découverte cognitive.

Deuxième assiette, oeufs de truite et de saumon sauvage marinés au saké, lait fumé. Quelques noisettes torréfiées se cachent sous la mousse onctueuse, pour apporter du croquant à l'ensemble. Très léger et raffiné.
       
Nous passons ensuite à une bouchée de pistache, grenade et parmesan : le chef a joué avec les textures et les saveurs, entre douceur et fraîcheur, onctuosité et croustillant.

La dernière assiette est une bouchée de daurade royale crue, subtilement épicée, sucre de bacon, avec une touche de chocolat blanc. Un ravissement, tout simplement, au sens propre du terme : cette association inédite est un coup de coeur pour moi. Simplicité trompeuse d'un accord qui d'improbable devient tout à coup une évidence, pureté de la présentation. Je ne sais plus où je suis, mais Marseille me semble très lointaine -avec en même temps la sensation de plonger dans ses eaux fraîches sous la chaleur brûlante de l'été. Le voyage est là.

L'assiette suivante décline aussi la daurade -une variété des profondeurs, la sébaste chèvre. Le poisson est mariné dans un condiment mojito. Il s'acoquine de fraises, de fèves et de safran, d'une pâte de citron et de pavot noir. Rondeur, fraîcheur, équilibre, là encore c'est un sans faute et une invitation au voyage. Une curieuse plante grasse croque sous la dent, apportant à la fois de la fraîcheur et un côté oléagineux : il s'agit de nombrils de Vénus, qui poussent sur les murs de pierres sèches près de chez moi. Je subodorais que la plante était comestible, je ne manquerai pas d'en cueillir et de l'utiliser dans une recette. 
                                                                                         
Petite pause avec le service de pain noir aux algues et au charbon, servi avec un beurre salé au combawa, pour accompagner la suite du repas. Le pain est moelleux comme une foccacia, et révèle des arômes iodés et minéraux à la fois, et pourtant c'est du pain, il n'y a pas de doute. Alexandre Mazzia est vraiment un magicien car rien n'est plus complexe que l'équilibre d'un pain. Et il vient encore une fois là où on ne l'attend pas, car si la couleur nous interpelle, elle est oubliée sitôt la première bouchée. Quant à l'association beurre salé combawa, c'est une pure merveille, une gourmandise pour laquelle je me laisse tenter régulièrement depuis.

Un autre voyage se profile avec un chou-fleur braisé, crémeux de topinambours, texture végétale. Une vraie révélation sur le chou-fleur, que je cuisine surtout en velouté, et dont les souvenirs de cantine et d'odeurs tenaces ont ponctué défavorablement mon enfance : le chou est délicat, encore ferme, absolument pas spongieux. Le topinambour lui donne de la rondeur. Quelques graines et du radis pour le croquant, une touche de curry ici ou là, sans que je puisse déterminer d'où elle vient (épice ou fleur ?), une texture végétale  faite d'herbes et de fleurs en biscuit réduit en poudre, et soudain, une pointe d'acidité qu'on n'attend pas, qui guettait comme au détour d'un chemin, apportée par le fruit de la passion. Ce plat en apparence si simple est d'une complexité redoutable. Il se dévoile au fil des bouchées, véritable symphonie pastorale composée par un poète cuisinier.

Autre destination qui nous emmène de l'autre côté de la Méditerranée : asperge vapeur d'eau de mer, fleur de courgette vanille, jus vert et jus animal. Les cuissons sont parfaites, tant de l'asperge que de la courgette, ferme et fondante sous la dent, la vanille est un souffle léger (qui me fait reconsidérer l'utilisation de cette épice sur du salé, que je n'appréciais pas du tout auparavant). Le jus animal est très complexe, je sens l'agneau, mais pas que, sans doute aussi du veau et du cochon. Il est tranché d'une huile parfumée aux épices orientales (un peu de Maroc dans cette assiette). Là aussi des herbes, des fleurs et une poudre végétale.
 
Sur cette assiette comme sur la précédente, Alexandre Mazzia réussit à nous enchanter -au sens littéral, nous laissant l'impression d'avoir dégusté un plat animal là où il n'y avait que du végétal (juste un jus ici, mais rien sur celle d'avant).

Que dire de la suite ? Parfois les mots manquent pour décrire une émotion : un pavé de cabillaud raffermi au sel, à la cuisson nacrée, s'étale sur une mousseline d'aubergines brûlées, rehaussé d'une touche de framboise harissa. Le traitement du poisson lui restitue sa quintessence, la mousseline d'aubergines est travaillée avec du charbon. Le résultat est indescriptible : à l'iode répond le minéral, qui donne tout son sens à la douceur de l'aubergine. Le condiment framboise harissa apporte fruité, chaleur, et une légère pointe d'acidité. Ita missa est, on atteint le sublime.
  
Le régal est aussi pour les yeux, et la présentation de cette assiette traduit parfaitement les sensations qui arrivent à la dégustation : blancheur nacrée du cabillaud, minéralité de la mousseline couleur charbon, chaleur du condiment framboise. Alexandre Mazzia, architecte prodigieux, conçoit ses assiettes avec une maîtrise technique étonnante.
Nous nous laissons tenter par une assiette de fromage (le restaurant en sélectionne deux toutes les semaines, des fromages fermiers parfaitement affinés), que nous dégustons avec le pain noir aux algues et au charbon, avant d'arriver aux desserts.

Au fil du service chacun des membres de la brigade est venu nous présenter un plat. Sur les visages radieux nous avons lu entre les lignes toute la complicité d'une équipe, le bonheur de travailler ensemble : une sensation de quiétude et de sérénité qui flotte dans l'air du restaurant, à l'image d'Alexandre Mazzia. 

Premiers desserts, premiers émois. Sur la table s'étalent une bouchée café, champignons de Paris, patate douce, une verrine citron  goyave réglisse, une tuile cristalline qui dévoile la douceur d'une purée de panais gelée de pomme verte.
   

Café champignon de Paris il fallait oser. Et pourtant, le résultat est parfait, à tel point qu'on se demande si le champignon aura encore droit de cité dans une recette salée.
Du gobelet de céramique s'échappe un nuage de mousse parsemé de poudre verte. Il faut plonger la cuillère pour découvrir ce qu'il cache : une crème citron traitée comme un lemon curd, que vient adoucir l'écume de goyave, et rafraîchir la poudre de réglisse. Une merveille de légèreté et une fois de plus une belle complexité.
Enfin, la tuile de glucose se brise en libérant toute l'onctuosité d'une purée de panais sucrée, dans laquelle se cache un coeur de pomme verte. Le panais sucré, équilibré par la gelée, est juste parfait.
A la suite se côtoient une crème d'avocat recouverte d'une tuile de chocolat blanc incrusté de graines de moutarde et une glace au sésame noir torréfié.

L'avocat est peu utilisé dans les desserts en France. C'est dommage car c'est un fruit d'une grande douceur, consommé comme tel sous les tropiques et même dans les pays du sud de l'Europe. Traité ici comme un guacamole sucré il se réchauffe  me semble-t-il de tabasco.
Quant à la glace au sésame noir, elle explose en bouche, libérant d'un coup la fraîcheur de sa texture, la rondeur de ses graines torréfiées et la chaleur d'une touche de piment qui réveille son côté trop sage. En version sucrée aussi Alexandre Mazzia joue de nos sens avec malice, et c'est un pur bonheur.
Notre périple culinaire se termine par un lait de petits pois, menthe, huile d'olive, sorbet cidre et fleur d'acacia. Nos petits pois de Provence sont bien sûr si sucrés que je les croque volontiers crus, mais dans un dessert c'est tout à fait bluffant. Le cidre apporte fraîcheur et acidité, et la fleur d'acacia son parfum somptueux.


L'espace d'un repas le temps s'est suspendu et là, je n'ai juste pas envie que ça s'arrête. Le service se termine. Avant de partir j'échange quelques mots avec le chef, si bon, si calme, si attentif. A la sortie du restaurant je reste immobile, éblouie par le soleil de Marseille et la virtuosité d'Alexandre le Magnifique. Je pense déjà à revenir...



AM  Alexandre Mazzia

9, rue François Rocca 13008 Marseille
www.alexandremazzia.com
+33(0)4 91 24 83 63
✉️ chef@alexandremazzia.com
Menus à 35 et 49 € au déjeuner, 69 et 87 € au dîner