Leçon de choses



Quand j'étais gamine, à l'école primaire -l'école de la République, celle qui sentait bon la craie et la cire, où l'on se levait devant le maître, où l'on récitait ses leçons et où l'on avait des devoirs- il y avait des leçons de choses.
Au rythme des saisons et des sorties scolaires, pour compléter les planches illustrées qui émaillaient les murs de la classe, les trouvailles ramassées dans les bois ou dans les jardins étaient décortiquées, observées, permettant aux enfants de comprendre le monde qui les entouraient, la nature, et d'exercer leur esprit d'observation. Châtaignes dans leur bogue, têtards élevés au rang de grenouilles, pommes pressées dont le jus se transformait en quelques jours en cidre aigrelet...




Un souvenir en particulier m'est revenu à l'esprit à l'occasion d'une discussion sur la sensiblerie et l'animalisme qui se font monnaie courante aujourd'hui dans notre société de consommation. Mon père étant tripier, la Directrice de l'école lui demandait chaque année de lui fournir un coeur et des poumons de boeuf, avec toutes leurs attaches, afin d'expliquer à ses élèves le fonctionnement du système respiratoire. Non sans une certaine fierté, j'étais chargée d'apporter le précieux paquet contenant les organes encore dégoulinants de sang à la classe ébahie, agglutinée en arc de cercle autour d'un pupitre, retenant son souffle devant cet amas de chair qui allait lui révéler le secret de la vie.


Madame Garin -j'en profite pour lui rendre hommage, je sais qu'elle me lit, elle a été bien plus qu'une institutrice- s'affairait alors à glisser des tuyaux de caoutchouc dans les différents orifices de cette masse spongieuse, et s'ingéniait à souffler dedans afin d'insuffler de l'air et ainsi de gonfler les bronches. Elle laissait ensuite les enfants qui le voulaient faire de même, inventant avant l'heure l'apprentissage ludique.
Puis elle taillait les organes respiratoires en tranches, découvrant les alvéoles, avant de s'attaquer au coeur, qu'elle coupait en deux afin de nous en dévoiler le fonctionnement. A 11 H 30 la classe s'éparpillait et il n'était pas besoin d'aller chercher bien loin le principal sujet de conversation du déjeuner pour autant que nous avions l'autorisation de parler à table.
Cette femme merveilleuse, cette passeuse de savoir, forçait l'admiration et le respect des adultes tout autant que l'adoration de ses élèves.


Aujourd'hui, cette scène serait tout bonnement impossible. 

Au mieux elle susciterait des levées de boucliers de la part de parents choqués qu'on puisse étaler sous le regard de leur progéniture des abats sanguignolents -insoutenable, convenons en, alors que tournent en boucle sur les écrans de télévision ou d'ordinateur des images de massacres perpétrés au bout du monde comme à nos portes et que leurs chérubins désoeuvrés, affalés dans le canapé, tuent le temps dont ils ne savent que faire à franchir les niveaux  du dernier Street Fighter. Au pire, l'enseignante ferait l'objet d'une plainte et sans doute d'une mise à pied de l'Education Nationale, pour avoir traumatisé ces chères têtes brunes ou blondes avec une expérience affreuse, rappelant au passage combien l'homme est cruel avec nos amies les bêtes.

Et pourtant... nous sommes faits de chair, de sang et d'os. Nous sommes dotés de canines qui nous ramènent aux origines de notre espèce, et dont la principale fonction est de déchiqueter la viande. Mais dans un monde désormais aseptisé et édulcoré, où l'on ne mange pas Bambi et sa maman *, où l'on nous explique que nous sommes faits pour ingérer des graines, où il est furieusement tendance d'être vegan -à tout le moins flexitariste**, avec une belle hypocrisie- la chair animale n'est plus de mise.
Pire encore est le sort fait aux parties dites les "moins nobles" de la bête (mais pas les moins bonnes) que sont les abats. Et de fait, ces derniers ont peu à peu  déserté les étals des boucheries... avant que les boucheries ne disparaissent tout à fait. Mon paternel est l'un des derniers rescapés d'un métier qui n'existe plus. Et même les morceaux de choix se cachent sous des blisters, le nec plus ultra consistant à les parer d'or et de noir, tels des bijoux- lorsqu'ils sont maturés -parce qu'aujourd'hui on ne rassit plus, quel vilain mot, sale-,  histoire de faire oublier le rouge de l'hémoglobine. L'industrialisation de l'élevage et ses errances qui génèrent périodiquement des catastrophes sanitaires, en témoigne la vache folle, pour ne citer qu'elle, et la mort des commerces de proximité au profit de la grande distribution ont fait le reste.

Alors quoi ? Sommes-nous condamnés à ne plus manger ces coeurs, ces foies, ces rognons ou ces ris, ces tripes, ces pieds de cochon et ces andouilles ? 

Adieu museau, tête de veau, cervelle, langue ou fraise... ? Mes pensées s'attardent sur les émotions gustatives qu'ils m'ont procurées. De celles qui forgent l'enfance. ou plutôt qui la forgeaient. Car je suis d'une époque -on dirait vintage aujourd'hui, où l'on goûtait à tout minot. Où les poissons ruisselaient d'argent sur les bancs de glace, l'oeil brillant, la mâchoire raide d'avoir été pêchés la veille. Où le boucher dépeçait ses quartiers de viande sous le regard attentif de la clientèle qui admirait le gras de la bête, le persillé de la viande écarlate. Où le gibier pendait à la devanture dans une débauche de plumes et de poils, avant d'être dépouillé de son habit de parade.
Quand ma grand-mère apportait la langue, de boeuf ou de veau -un morceau merveilleux, tendre, goûteux et sans graisse aucune, elle la déposait entière sur le plat de service, telle qu'elle avait cuit, avec toutes ses attaches. Personne n'aurait eu l'idée de trouver ça dégoûtant. C'était "la nature" comme on disait alors.

langue de veau


Je garde aussi le souvenir ému d'avoir cuisiné avec Thierry Marx à Bages des doigts de Saint-Antoine, en l'honneur du saint patron des tripiers et des charcutiers. Pourtant ces dernières années, hormis les ris de veau, dont le prix n'est pas étranger à l'aura qu'ils ont réussi à conserver, ou le foie quand il est gras, peu de chefs dans l'air du temps ont pris l'habitude de cuisiner tripes et abats. Or, puisque la transmission est rompue, ils sont un maillon essentiel de la (re)découverte de ces parties exceptionnelles, aux grandes qualités nutritives, qui font l'objet des recettes d'anthologie portant haut et fort notre héritage gastronomique.
Le salut viendra-t-il des nouvelles générations, voire de chefs aux origines lointaines, qui n'ont pas ces a priori -certains commencent à travailler les abats de poissons, encore plus méconnus, et pourtant délicieux également ?
Il viendra de tous les amoureux de l'art de manger -je ne parle pas des mondains pincés qui se gargarisent de bouchées minimalistes vendues à prix d'or dans le dernier restaurant encensé par Micheline et ses comparses, mais des bouffeurs, des jouisseurs, de ceux qui aiment le produit pour ce qu'il est. Sans fard ni apprêt.

Il n'y a pas de fatalité. Il faut lutter, continuer à cuisiner, à réclamer ces morceaux qui se font rares. Faute de quoi nous sommes guettés par le soleil vert***.



Il faut aussi retrouver le chemin de la transmission et de l'éducation. Apprendre à nos enfants, à nos petits-enfants, que ce qui est fort peut être bon, qu'il n'y a pas de mets meilleur qu'un autre, qu'il faut goûter pour pouvoir dire si l'on aime ou pas.

Un peu de tripes, que diable !


*Bien résumé par un amoureux de la bonne chère et du vin dans cette chronique intitulée : Fuck Walt Disney !

** Le flexitarisme comme si vous y étiez, sauf qu'il y a un moment où il faut arrêter de se cacher derrière son petit doigt.

*** Soleil vert, film d'anticipation de Richard Fleisher (1973) avec Charlton Heston, où la seule denrée comestible sur terre est l'infâme soleil vert.