La nostalgie du livre de cuisine


Dans la cuisine familiale il y avait un vieux livre de recettes qui traînait sur un coin de la table. Je revois encore la couverture tâchée, passée, jaunie par le temps, usée aux coins, et son illustration naïve.

Le livre de cuisine

Tous les codes du genre étaient là  : cuisine de famille, autoproclamation à présenter la vraie manière d'accommoder les restes, domestique en tablier et charlotte mitonnant un ragoût sur le coin du poêle, sous l'oeil attentif et bienveillant de la maîtresse de maison, et bien sûr, la référence ultime, rassurante dans tout ce qu'elle portait de dimension affective : Tante Marie, qui  nous délivrait là ses secrets. Et c'est bien connu, nous avons tous une tante Marie quelque part, aux joues roses et fanées éclairées d'un bon sourire. S'il contenait peu d'illustrations, tout au plus quelques gravures, cet opus balayait largement tout l'éventail de la cuisine ménagère telle qu'on se devait de la pratiquer dans tous les foyers de France et de Navarre.

Quelle n'était pas ma fierté quand ma grand-mère, qui peinait sans doute à déchiffrer les caractères serrés qui surchargeaient les pages -j'ai soupçonné bien plus tard qu'elle utilisait ce prétexte pour entretenir mon apprentissage de la lecture- me demandait de lui détailler la recette de l'anguille en matelote ou du boeuf bourguignon. Le jour où j'ai quitté la maison, j'ai demandé à emporter le livre, comme une précieuse relique. Et j'ai continué à le feuilleter, la cuisine de l'époque n'était pas encore "nouvelle", elle fleurait bon la tradition et la transmission.


Elle est belle ma fiche !

Quelques années plus tard, à l'occasion d'un déménagement, le livre a disparu -probablement volé dans la cave où je l'avais entreposé. J'en ai conçu beaucoup de chagrin et de regrets. Mais la "mode" n'était plus au passé, la ménagère de moins de 50 ans découvrait les vertus des légumes vapeur et de la cuisine sans gras qui promettaient un monde meilleur avec des cuisses à la Kate Moss et des artères éternellement neuves. J'ai oublié le livre, remplacé par une presse spécialisée toujours plus nombreuse, faite de fiches cuisine plus ou moins détachables -pendant culinaire parfait des patrons de Mode&Travaux.
Comme on n'arrête pas le progrès, avec l'arrivée de l'ordinateur chez Mme Tout le Monde, les années 2000 ont sonné le glas de ces magazines qui déclinaient avec une précision de métronome ce qu'il faudrait préparer à Noël, Pâques, et même la Trinité, pour être dans le vent -selon les années, avantageusement remplacée par de l'oie, du chapon ou un filet de boeuf en croûte, la dinde n'était donc plus dans l'assiette le 25 décembre, mais bien toujours en cuisine. Je me moque, mais j'ai été une très bonne cliente de ce type de revues car à l'époque, bizarrement, j'étais persuadée, plus ou moins inconsciemment, que je n'avais aucun talent culinaire et que même si techniquement je m'en sortais plutôt bien, il fallait qu'on pense à ma place ce que j'allais servir et comment il convenait de le faire. Quand j'ai jeté ma collection, encore à l'occasion d'un déménagement, j'ai découvert avec horreur, outre le fait qu'ils s'étaient très rapidement démodés, que la valeur totale d'achat de ces mauvais papiers équivalait au prix d'un beau téléviseur à écran plat -ce qui n'était pas une paille à l'époque.

Et le 8ème jour Dieu créa le blog...

Exit le papier, vive le web. Sur cette toile qui commençait à s'agiter est apparue alors une nouvelle forme de communication qui soufflait un vent de nouveauté et de légèreté sur la presse traditionnelle. Le blog. Essentiellement féminine à l'époque, et mue par un petit groupe très actif, cette tendance d'abord snobée par les rédactions et les journalistes "les vrais", s'est rapidement imposée et a changé les habitudes. Surtout, elle a déculpabilisé un grand nombre de femmes -et d'hommes aussi, mais hormis les professionnels, peu s'intéressaient aux fourneaux à ce moment-là, c'est venu plus tard, qui n'avaient plus à attendre comme le messie la sortie du dernier Cuisine et Machin de France pour élaborer le menu du soir. Proximité, immédiateté, relation complice..., le ton avait changé, et la balle était désormais dans ce camp.

Oui Chef !

A peu près à la même époque, la cuisine, la grande -la vraie ?- est sortie de la confidentialité et du sérail dans lequel elle était enfermée. Troquant l'image à la fois inaccessible et par certains côtés en même temps humiliante d'une profession manuelle -dans un monde merveilleux bientôt peuplé d'ingénieurs et d'astronautes, elle est rentrée dans la lumière grâce à un phénomène totalement inédit, la télé réalité culinaire.
Loin des clichés du cuistot bedonnant, alcoolique sur les bords -parce qu'il faut appeler un chat un chat, gueulant dans sa cuisine sur des grouillots imbéciles dans un bruit de casseroles assourdissant- Cyril Lignac, jeune chef au charme cathodique d'autant plus indéniable qu'il se doublait d'un petit accent du sud-ouest terriblement sexy, a fait le job avec brio, il faut bien le reconnaître. D'un seul coup, grâce à une émission qui traitait comme un feuilleton à suspense et rebondissement du recrutement et de la formation d'une jeune brigade en vue d'ouvrir un nouveau restaurant, la cuisine retrouvait ses lettres de noblesse. Elle n'était plus une profession méprisable. Mieux, elle offrait à celles et ceux qui allaient l'embrasser un espoir de reconnaissance, de starisation, à l'instar des footballeurs ou des chanteurs pour midinettes énamourées.

Les programmes de ce type se sont multipliés, déclinés à l'envi, jusqu'à l'overdose. Galvaudant le genre, oubliant l'assiette pour s'attacher à un scénario écrit de toutes pièces. Oubliant le produit pour devenir une vitrine à la gloire de la grande distribution. Oubliant l'exigence du métier pour chanter les louanges de chefs encensés par l'air du temps, qui voyaient là une belle opportunité de communication, sans jamais penser qu'elle pourrait durablement abimer leur image. Mais l'argent et la gloire sont de bien mauvais conseillers. Les plus grands, invoquant de nobles causes, ont vanté qui le beurre présidentiel, qui le supermarché paysan. Les critiques, qui sont à la profession ce qu'est le vinaigre au vin, s'en sont mêlés, jouant les cabots sous le soleil froid des projecteurs.
La ménagère que je suis n'y retrouvait plus ses petits. Et le livre de cuisine commençait à lui manquer terriblement.

Juste une illusion...

Alors bien sûr, les chefs étaient sortis de leur cuisine -certains feraient bien d'y retourner d'ailleurs, histoire de voir ce qu'il s'y passe-, il n'était pas question qu'ils s'arrêtent en si bon chemin. Ils étaient cuisiniers, ils se voulaient auteurs. Les rayons des libraires ont donc vu fleurir des ouvrages magnifiques, qui ont d'ailleurs permis l'émergence d'une nouvelle profession : le photographe culinaire*. Et très honnêtement, c'est beau. Prétendre le contraire serait une mauvaise foi absolue. Elles sont superbes ces assiettes, dressées sur des supports au design toujours plus épuré, loin de la faïence fleurie des assiettes ébréchées de grand-mère ou du filet doré d'une porcelaine dont plus personne ne sait qu'elle se fabriquait en Creuse. Admirez le nacré de ce poisson, le volume de cette spirale de légumes, le brillant de ce filet de volaille !
Ah, on ne vous a pas dit ? Que le poisson est cru ? Que le légume est rehaussé d'une boule de papier ? Que le poulet est laqué avec de l'Elnett ? Qu'il a fallu trois heures pour réaliser ces photos parfaites, mais qui ne sont en rien la réalité ? Que personne ne mangera ça -encore heureux d'ailleurs, il y a suffisamment d'empoisonneurs aux texturants sans en rajouter ?

Alors, au fil des cadeaux ou des coups de coeur pour une photo qui me faisait de l'oeil, j'ai rempli ma blibliothèque de beaux livres au papier glaçant. Pour le plaisir des yeux, rarement celui des papilles. Mais tout cela a un prix, et ce qui est beau est cher !
Qu'à cela ne tienne, on allait pouvoir se payer de petits plaisirs : Thuriès et Alléno s'étaient engouffrés dans la brèche. En vendant extrêmement cher (10 € en moyenne) des magazines relevant du publi reportage, aux recettes de chefs étoilés  chez Micheline ou ailleurs, impossibles à reproduire faute de matériel, d'indications, ou tout simplement parce qu'elles sont fausses, ils ont offert du rêve à la pauvre gourde que je suis. J'allais enfin, dans ma petite cuisine Leroy Merluche, avec mes couteaux de supermarché et mes casseroles Ikea, accéder au Saint Graal, et c'est moi qui l'aurai fait (et tant pis pour Findus).
J'exagère à peine. Ce n'est pas tout à fait ça pour l'équipement, et justement, l'esprit de mon blog quand je l'ai commencé était de montrer qu'on pouvait donner une certaine allure à ses assiettes en n'étant pas professionnelle et avec un minimum d'équipement -des assiettes qu'on mange, on m'a d'ailleurs souvent posé la question : franchement, vous jetez ce que vous cuisinez, vous ?
Le dernier déménagement a eu raison de tout ça. J'ai calé les cartons avec les meilleures feuilles de ce que la presse (g)astronomique fait de meilleur.

Merci Arthur !

Il y a quelques années, heureusement, j'ai fait la connaissance d'Arthur Le Caisne. Et surtout de son premier livre, "La cuisine c'est aussi de la chimie". Intelligent, ludique, l'ouvrage battait en brèche beaucoup d'idées reçues en s'appuyant sur des constatations frappées au coin du bon sens et des vérités scientifiques qu'Hervé This avait commencé à diffuser de façon plus confidentielle me semble-t-il. Mais faute de place, il était rangé sagement dans la vitrine de la bibliothèque, loin de toute tentation de l'ouvrir, je ne l'ai rouvert que récemment.

Et puis, il y a quelques jours est sorti "Le Manuel du Garçon Boucher".
J'ai su tout de suite quand j'ai déballé le paquet. Su que j'avais retrouvé mon livre de cuisine. Et que celui-là ne me quitterait plus, qu'il trônerait dans ma cuisine, où qu'elle se trouve, ici, ailleurs, peut-être un jour à l'autre bout du monde.

D'abord parce qu'il est beau et empreint d'une certaine nostalgie. En cause les illustrations, de superbes aquarelles au côté faussement suranné, qui servent à merveille le propos. La typographie de la couverture aussi, sur fond de marbre de Carrare, commun aux bouchers, aux charcutiers et aux pâtissiers de mon enfance, quand la laque noire façon pompes funèbres n'avait pas "pimpé" les devantures des boutiques pour plaire aux fashionistas.

Ensuite parce que c'est diablement bien fait. Sur un sujet aussi décrié que la viande, qui est pourtant l'une des bases de notre alimentation -nos canines sont là pour nous le rappeler tous les jours, n'en déplaise aux végé de tous poils, Arthur propose un tableau complet des boeufs, veaux, cochons, agneaux, volailles et gibiers qui ont toujours fait notre ordinaire et notre extraordinaire à table. Description précise des races, de leurs caractéristiques, modes de cuisson, ingrédients, mais aussi matériel, du couteau à la taille du plat de cuisson..., Arthur Le Caisne explore toutes les facettes de cet univers et livre une foule de conseils, trucs et astuces pour réussir à tous les coups préparations et cuissons.

Le livre de cuisine ressucité.

A la fois livre d'histoire, planche de manuel scolaire, livre d'anatomie, surprenant de détails incongrus, sans jamais tomber dans le barbant,  chacune de ses feuilles appelle la suivante, pique la curiosité, avec le désir d'en savoir un peu plus.


Mais surtout, ce livre-là donne bougrement envie de cuisiner, d'affûter ses couteaux et de s'y remettre, d'arrêter de croquer des graines pour retrouver le chemin de la viande, du gras et de la tendreté.
Quand on nous parle à tout va de maturation, qu'on nous vante sur tous les tons le mûrissement**, l'auteur nous rappelle le pourquoi et le comment du rassissement de la viande. Il chante les louanges des abats, nous emmène à la découverte de lards prodigieux. Célèbre le gibier qu'on voudrait nous interdire dans une ultime folie animaliste.
A chaque page j'entends les bruits de casserole, la lame qui glisse le long de l'os, la planche qui résonne sous les coups de feuille, je sens les odeurs de fumet, le bouillon qui réduit lentement, la chair qui crépite dans la poêle.


Qu'il nous parle de sel, de poivre, ou de la cuisson d'un steak vu de l'intérieur, qu'il aborde les très scientifiques réactions de Maillard, le collagène ou la petite histoire de l'agneau ou du mouton, Arthur Le Caisne réussit le tour de force de nous captiver et d'enrichir nos connaissances.

Mais si je ne saurais trop vous le recommander, c'est avant tout parce que ce "Manuel du Garçon Boucher" est aussi un livre de recettes. Rien de chichi pompon là-dedans, les bases tout simplement, celles des fonds, les vrais -pas les poudres de Perlimpinpin qui font les beaux jours de Métro et consorts, et même d'un certain guide professionnel qui, paraît-il, les offre à ses lauréats. Des cuissons lentes ou rapides, des braisages ou des rôtis, la vraie vie, quoi.


Et pour ceux qui ont -comme moi qui ai été élevée dans ce milieu- la nostalgie des garçons bouchers, une fois terminé le livre d'Arthur, en avant la musique 😉 !

Le Manuel du Garçon Boucher

Honorer l'animal - Cuisiner sa viande

Arthur Le Caisne
Aquarelles de Jean Grosson
Editions Marabout
19,90 €, en vente dans toutes les bonnes librairies

*Loin de moi l'idée de remettre en cause le travail de ces photographes, dont certains sont très talentueux, je pense particulièrement à mon ami Alban Couturier ou à Julie Limont. Mon propos n'est pas là.
** Pour moi le mûrissement était réservé aux fruits, particulièrement aux bananes, mais il semblerait que M. Leclerc voie les choses autrement...